Audience solennelle de rentrée 2009

Monsieur Patrice DAVOST

Procureur général

Cour d’appel de Toulouse

1 – Réflexions sur la déontologie des magistrats

“La justice est parvenue à un point où elle ne peut plus continuer ainsi… Il faut sans tarder ouvrir une réflexion en profondeur pour définir les bases d’une justice nouvelle, réellement adaptée aux services et aux aspirations des hommes et des femmes de ce temps” déclarait Jacques Ribs, conseiller d’Etat, président de Droit et démocratie, qui, en 1990, appelait à l’ouverture d’un grand débat national et à des “Etats généraux de la justice”.

La même année, l’ancien procureur général de Paris, Monsieur BOUCHERY, appelait lui aussi de ses voeux “une justice nouvelle”: “jamais, autant que maintenant, n’a été perçue une image aussi brouillée du juge… Il faut placer au premier rang des moyens à mettre en oeuvre, ceux qui concernent l’amélioration des relations entre les magistrats et les justiciables“.

Le 20 janvier 1997, le président de la République Jacques Chirac annonçait, dans une allocution radio-télévisée, une grande réforme de la justice et de son fonctionnement, destinée à lui permettre de mieux répondre aux attentes des Français: “Il nous faut bâtir une bonne justice, une justice incontestée, une justice sereine et respectée”, ajoutant qu’il n’y aurait pas de modernisation de la justice sans un effort national accru en sa faveur.

Hier après-midi, lors de l’audience de rentrée de la cour de cassation, le Président de la République, en annonçant une réforme importante de la procédure pénale, a mis en exergue la crise morale que traverse la magistrature et souhaité une justice plus ouverte, plus responsable, plus considérée, pour assurer ce “besoin social premier, la justice”.

Oui, il est urgent de remédier à cette dangereuse “crise de confianceentre les Français et leur justice, dont le dernier rapport annuel du Conseil supérieur de la magistrature analyse les causes et envisage des remèdes destinés à réduire cette fracture, réelle et parfois volontairement entretenue par quelques médias outranciers, prompts à satisfaire une opinion publique fluctuante, qui est le “royaume des émotions, des stéréotypes et de la compassion”.

L’opinion publique, réclame la responsabilité des juges, ignorant sans doute, parce qu’on le lui cache, que cette responsabilité, naturellement et fort heureusement, existe déjà depuis bien longtemps, et que les magistrats sont soumis à quatre régimes de responsabilité:

– une responsabilité pénale,

– une responsabilité civile,

– une responsabilité professionnelle.

une responsabilité disciplinaire (réellement mise en oeuvre, contrairement à ce que certains voudraient faire croire. Il suffit pour s’en convaincre de consulter le recueil des décisions disciplinaires publié en 2006 par le Conseil supérieur de la magistrature, et qui comprend, pour les années 1958 à 2005, 141 décisions rendues par le C.S.M.-siège et 50 avis rendus par le C.S.M.-parquet.

L’examen de ces avis et décisions révèle une évolution du droit disciplinaire allant dans le sens d’un apport de plus en plus marqué de règles et de principes directeurs à caractère déontologique.

Je voudrais, quelques instants, vous entretenir de cette problématique récurrente de l’éthique et de la déontologie des magistrats.

Le concept de déontologie a été élaboré dans les années 1793-1795 par le philosophe anglais Jérémy Bentham, et n’est apparu dans son oeuvre posthume “Déontologie ou science de la morale” qu’en 1834.

Associant deux mots grecs: “déontos” (ce qui est convenable) et “logos” (la connaissance), soit “la connaissance de ce qui est convenable” ou “la science morale qui apprend à connaître ses devoirs”, le terme de déontologie a d’abord relevé du langage philosophique avant d’intégrer progressivement le vocabulaire juridique.

La déontologie, “ce n’est pas la morale, ce n’est pas du droit, c’est une éthique professionnelle“, comme le souligne le doyen Beignier.

La formulation de règles déontologiques, l’information sur celles-ci, la sanction de leur manquement, la responsabilité des magistrats, l’indépendance de la justice, sont au coeur de la préoccupation des états de droit dans le monde:

au niveau mondial: les principes de Bangalore définis par le comité des droits de l’Homme de l’O.N.U. en 2002, ont mis l’accent sur l’indépendance et l’impartialité du juge l’importance du recrutement et de la formation ainsi que de la transparence et la publicité de la procédure et de la jurisprudence disciplinaires.

en Europe:

– le comité consultatif des juges européens, dans son avis no3. en 2002, préconise une simple “déclaration de principes de conduite professionnelle” émanant des juges eux-mêmes;

– la charte européenne sur le statut des juges adoptée par le conseil de l’Europe rappelle, quant à elle, la nécessité de garanties appropriées nécessaires à toute procédure diligentée contre un magistrat afin qu’elle ne mette pas en danger son indépendance, indépendance qui n’est pas instaurée pour le confort du juge, mais qui est instituée dans l’intérêt du justiciable.

en France: l’article 18 de la loi organique du 5 mars 2007 a confié au C.S.M. le soin “d’élaborer et de rendre public un recueil des obligations déontologiques de magistrats“.

Afin d’alimenter la réflexion du Conseil, et à sa demande, l’Institut des hautes études sur la justice (I.H.E.J.) a procédé à une analyse comparative des principes fondamentaux de la déontologie judiciaire dans les principaux systèmes judiciaires du monde.

Cette analyse a dégagé trois principes fondamentaux d’éthique judiciaire: l’indépendance, l’impartialité et l’intégrité. Trois principes, trois valeurs qui doivent tendre à assurer la confiance du public dans la justice.

Mais si ces principes sont essentiels, ils ne suffisent pas à définir l’ensemble des valeurs qui sous-tendent l’activité et l’intervention des magistrats.

Ainsi le C.S.M. a-t-il souhaité associer étroitement les magistrats aux différentes étapes d’élaboration d’un recueil de leurs obligations déontologiques, par l’intermédiaire de “correspondants” du Conseil au sein de chaque cour d’appel.

Pour notre cour d’appel, deux correspondants, ou plus exactement deux “correspondantes”, sont les interlocutrices du C.S.M. et, en quelque sorte, nos “intermédiaires” chargées d’animer ce débat essentiel:

– pour le siège: Madame Beneix, vice-présidente au T.G.I. de Toulouse,

– pour le parquet: Madame Esclapez, substitut général.

Mais si nous leur avons délégué l’organisation de nos débats et la synthèse de nos avis, il ne doit pas s’agir d’une délégation passive.

Chacun doit continuer, comme le souhaite le C.S.M. à participer à la réflexion sur l’élaboration de ces règles déontologiques.

Les stoïciens avaient théorisé, et parfois mis en pratique, quatre vertus cardinales (la prudence, la justice, la tempérance et le courage), vertus qui pourraient englober les règles éthiques du magistrat, mais aussi de l’avocat, de l’expert judiciaire, et de tous ceux qui concourent à l’oeuvre de justice.

Permettez, après plus de trente-cinq ans de vie professionnelle, exercée au parquet et au siège, au Nord et au Sud de la Loire, ou de la Garonne, et même Outre-Mer, de vous faire part brièvement des quatre valeurs qui me paraissent inhérentes à notre éthique:

– l’Humanité

– l’Humilité

– l’Honnêteté

– l’Humour.

1. L’Humanité.

“Juger, c’est aimer écouter, essayer de comprendre et vouloir trancher. En bref, c’est aimer et respecter son prochain”. (Pierre Drai)

“Rien de ce qui est humain ne saurait être étranger au juge” selon la belle formule de Simone ROZES, ancienne première présidente de la cour de cassation.

L’humanité, c’est placer l’Homme au coeur du droit, au centre de faction quotidienne de la justice.

L’humanité, c’est la première des qualités “parce que nous n’existons que pour les autres au service desquels nous nous sommes mis. Ils demandent à la justice protection, sécurité, mieux-être. Le sens de l’humain est indissociable du service rendu…”

“Juges du siège, parquetiers, avocats, nous avons en dépôt sacré la détresse ou la faute de nos contemporains” (bâtonnier Charrière-Bournazel, rentrée de la conférence du stage du barreau de Paris, 5 décembre 2008, in les Annonces de la Seine).

Faire preuve d’humanité, ce n’est pas être mièvre, naïf, ou faible, c’est écouter, comprendre, c’est être juste, en réprimant fermement quand cela est nécessaire.

Faire preuve d’humanité, c’est se rappeler, comme nous y invite Montaigne, que “tout homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition” que “la justice ne peut pas fonctionner en se contentant de son propre formalisme… qu’elle repose sur des femmes et des hommes qui ont le respect de ce qui est juste, au sens le plus profond et le plus généreux du mot, et auxquels inexorablement tout homme, tout citoyen, tout justiciable ne peut pas ne pas faire appel” (cardinal Lustiger, 2 avril 2007).

Les magistrats, comme l’a souligné avec force le premier président Lamanda, “ne sont pas les rouages impersonnels d’une société sans âme; ils incarnent la volonté collective de justice “, et cette volonté, ils cherchent à l’incarner avec humilité.

2. L’Humilité.

Elle s’impose à nous tous, professionnels du droit, en raison même de la faiblesse et de la flexibilité du droit, variable, contingent, éphémère parfois, le droit est “trop humain pour prétendre à l’absolu de la ligne droite”, selon l’heureuse formule du doyen Carbonnier. L’humilité, c’est la remise en cause permanente de nos certitudes, le refus du manichéisme simpliste. C’est accepter les vertus de la collégialité et de la mise en minorité lors d’un délibéré, et même au parquet l’on connaît la collégialité et le délibéré (et même quotidiennement!).

Faire preuve d’humilité, c’est surtout pratiquer le doute et le temps judiciaire.

a/ L’humilité, c’est “douter”. “Le doute sur le droit, qui sauve le droit” (Alain). Il nous faut “privilégier l’inquiétude du doute sur le confort du dogmatisme” (Albert Memmi). “Nous ne rendons la justice que les mains tremblantes” (Guy Canivet).

“In dubio pro reo”, nous ont enseigné nos maîtres: lorsque la loi pénale est obscure nous devons, dans le doute, relaxer plutôt que condamner.

N’oublions pas, avec humilité, que c’est dans cette salle d’audience que fût condamné à mort Jean Calas !

b/ L‘humilité, c’est accepter le “temps judiciaire”, accepter de ne pas céder à l’immédiateté, à la “tyrannie du 20 heures”, à la “pénalisation médiatique”, c’est reconnaître que la justice, civile ou pénale, requière du temps, mais bien évidemment du temps utile, enserré dans les limites du délai raisonnable de la convention européenne des droits de l’Homme:

– le temps du respect des formes protectrices des libertés individuelles (“la forme, soeur jumelle de liberté”, Ihering);

– le temps du débat contradictoire, “le contradictoire est le coeur de tout” a souligné Monsieur le président de la république, c’est le temps de l’appréciation des preuves, de l’écoute des thèses en présence, le temps de la réflexion et le temps de la décision mûrement réfléchie pour qu’elle soit, autant que faire se peut, “acceptée” par les parties, par l’opinion publique… afin qu’elle rétablisse la paix sociale.

“Quand comprendra-t-on que le temps de la justice, du politique, du militaire ou de la diplomatie n’est pas celui des médias, et qu’il y a même entre eux une incompatibilité structurelle” (Pierre Servent).

3. L’Honnêteté.

L’honnêteté, c’est, bien sûr, l’intégrité et la probité.

Mais c’est surtout l’honnêteté “intellectuelle” caractérisée par l’impartialité et la loyauté.

a/ L’honnêteté c’est d’abord l’impartialité, objective et subjective, au sens de la jurisprudence de la cour européenne des droits de l’Homme.

“Le magistrat doit autant se garder de ses préjugés que des pré-jugements d’une opinion publique envahissante et souvent insidieuse” (Pierre DRAI, “le juge entre deux millénaires, 3 mai 2000).

Cette opinion publique “énigmatique espace nourri par la société de l’information” a plus à voir avec les pulsions et les réflexes collectifs qu’avec la pensée. Elle est le royaume des émotions, de stéréotypes et de la compassion” (Jean-Michel Dumay).

Or l’information du citoyen a partie liée avec la vérité, l’esprit public, la morale républicaine.

Le bon fonctionnement de l’appareil judiciaire implique qu’on n’obéisse pas aveuglément aux injonctions émotives et versatiles de cette opinion publique majoritaire que l’écrivain Jean-Claude Guillebaud compare à “un banc de poissons qu’un signal infime suffit à faire subitement changer de direction, d’un bloc”.

Mais la voie est étroite, car “une décision de justice qui trouble profondément une grande partie de la population n’est pas une bonne décision de justice”, soulignait le premier président Guy Canivet.

L’honnêteté, c’est donc le courage de ne pas céder à l’opinion publique, et c’est, pour le ministère public, le courage, parfois, de ne pas poursuivre, alors que l’opinion majoritaire veut nous y contraindre pour satisfaire à la “pénalisation médiatique”, oubliant l’article préliminaire du code de procédure pénale: “Toute personne suspectée ou poursuivie est présumée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été établie”.

b/ L’ “honnêteté”, c’est, en second lieu, la loyauté.

La loyauté, étymologiquement, c’est le respect de la loi: les fonctions de poursuivre et déjuger sont une manifestation essentielle de la vie en société. C’est aux magistrats qu’il incombe de faire appliquer les lois de l’Etat, dans le respect de l’indépendance du législateur, indépendance qui est tout aussi essentielle que celle de la justice dans un état démocratique.

Mais quelle loi, quel texte, quel décret, quelle circulaire appliquer à tel cas individuel, à tel comportement criminel ou délictuel ?

Le code de procédure pénale comporte 2.520 pages. Il a été modifié dix-neuf fois en dix ans. “Plus personne ne s’y reconnaît”, avoue même un orfèvre, le président Mazeaud, ancien président de la commission des lois de l’Assemblée nationale et ancien président du Conseil constitutionnel.

Oui, respecter la loi, c’est d’abord la connaître. Et ce n’est guère aisé dans notre pays, où “nul n’est censé ignorer la loi”, et où il y a une telle “folie normative”. Cette profusion de textes n’est cependant pas le propre de notre époque:

Relisons Montaigne: “Nous avons en France plus de lois que tout le reste du monde… qu’ont gagné nos législateurs à choisir cent mille espèces et faits particuliers, et y attacher cent mille lois ? Ce nombre n’a aucune proportion avec l’infinie diversité des actions humaines. Les lois les plus désirables, ce sont les plus rares; et encore… il vaudrait mieux n’en avoir point du tout que de les avoir en tel nombre que nous avons”, (livre III, ch. XIII des Essais).

Ou relisons, plus proche de nous, la Théorie du code pénal de Faustin Hélie et d’Adolphe Chauveau (ancien doyen de la faculté de droit de Toulouse): “… la loi pénale ne saurait être immuable, mais il n’est pas bon de remanier incessamment ses incriminations et ses châtiments… l’une des critiques les plus graves qu’on puisse adresser à une loi pénale nouvelle, est de contester qu’elle soit absolument indispensable”.

Je forme le voeu en ce début d’année que le législateur nous dote de lois peu nombreuses et claires, un peu à la manière des bouées maritimes qui balisent rentrée des chenaux portuaires, et dont les couleurs demeurent heureusement stables depuis des décennies !

Puisse la nouvelle procédure pénale, annoncée hier par le président de la république, établir des balises indispensables pour la sécurité juridique de tous.

Humanisme, Humilité, Honnêteté sont des valeurs essentielles de l’éthique du magistrat, comme de tous ceux qui concourent à l’oeuvre de justice.

Ces valeurs, il faut les entretenir sans cesse et ce, avec l’aide de l’Humour, cette quatrième qualité, cette quatrième balise dans le chenal de la justice:

4. l’Humour.

L’humour, c’est un talent qu’il nous faut sans cesse cultiver car il est une distanciation salutaire, une forme de politesse, une hauteur de vues.

“La plupart de nos professions sont farcesques. Il faut jouer dûment notre rôle, mais comme rôle d’un personnage emprunté. Du masque et de l’apparence, il n’en faut pas faire une essence réelle… C’est assez de s’enfariner le visage, sans s’enfariner la poitrine” (Montaigne, les Essais, livre III cl. X).

Oui, l’humour c’est exercer son activité avec sérieux, rigueur et compétence, mais sans se prendre au sérieux.

C’est une disposition de l’esprit, oh combien utile pour affronter avec sérénité les difficultés quotidiennes, car le quotidien du magistrat est fait du contact avec la souffrance, la pathologie, la violence, la mort souvent.

Les maux de la société, dont la justice est devenue trop souvent “le réceptacle”, les fragilités des hommes et des femmes, leurs manquements, les magistrats du parquet, de l’instruction, des enfants, des juges aux affaires familiales, des juges d’instance y sont quotidiennement confrontés.

Il faut s’en souvenir pour apprécier l’activité de ces magistrats dont l’entière vie professionnelle est consacrée à l’intérêt général, et au service des autres.

Audience solennelle de rentrée 2009 was last modified: octombrie 10th, 2018 by Costache Adrian

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